18 octobre 2010
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Je l’avais perdu depuis pas mal de temps, et je l’ai enfin retrouvé ce soir, mon stylo prodigue qui s’est promené, la tête en l’air,
dans toutes mes vieilles trousses d’écolier. Né il y a plus de cinquante ans (en 1956), il est donc, oui, presque aussi canonique que moi. Si on le pose sur un brave cahier de brouillon (96 pages
à grands carreaux), il est tout bonnement heureux, — et moi aussi. Même si le cahier ne paye plus de mine avec sa couverture malencontreusement écornée, même si on sent l’inspiration se carapater
jusqu’au far-west, lui, il garde un moral à toute épreuve et sourit avec bonhomie devant l’adversité. C’est un compagnon épatant dont la bonne humeur me réconcilie avec le progrès technique (on
peut même en mordiller le bout rétractable quand on cherche désespérément à mettre le grappin sur un mot récalcitrant). Dans la main il ne pèse rien, sa bille silencieuse et efficace court
agréablement sur le papier docile, et son élégance sobre et fonctionnelle conforte son statut d’objet se moquant des modes, — passagères immodestes de nos petites et dérisoires
modernités. Stylo rétractable BIC® M10 Clic.
17 octobre 2010
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Je n’ai pas eu le temps de récupérer mon bel exemplaire des poésies complètes de Guillaume Apollinaire, dans la collection de la pléiade, que j’avais
prêté à un détenu, — qui devait me le rendre dans l’après-midi. Jeudi matin Monsieur le Directeur de la prison, dans le bureau duquel je fus invité à me rendre pendant la pause de l’atelier
d’écriture au quartier des femmes, me signifia qu’il m’interdisait l’entrée de la prison parce que j’avais fait passer un petit mot d’un détenu à une détenue. Voilà toute l’affaire. Le jeudi
après-midi de la semaine précédente, ce détenu voulut écrire un petit mot à une détenue qu’il ne connaissait pas, et dont il vit le nom sur la feuille de présence. Ce garçon d’une
vingtaine d’années n’écrivait pas et paraissait s’ennuyer ferme. « Vous lui donnerez ? » Je répondis aussitôt « Oui, la semaine prochaine ». Heureux, il écrivit alors une dizaine de lignes sur
une feuille de papier quadrillé. « Vous pouvez la lire », me dit-il en me tendant la feuille. Je le remerciai, mais refusai de lire un courrier personnel (dans lequel il devait vraisemblablement
quémander d’une façon aussi maladroite que touchante un bout d’amitié). Il plia la feuille en quatre et me la donna. Je la glissai dans le classeur. Jeudi matin, je remis donc, comme je l’avais
promis, le petit mot à la jeune détenue qui le rangea dans son classeur, en m’annonçant, presque méchamment, qu’elle ne lui répondrait pas parce qu’elle ne le connaissait pas. Par un magnifique
et mystérieux tour de passe-passe, la fameuse lettre se trouvait dix minutes plus tard sur le bureau de Monsieur le Directeur, — et le pauvre vaguemestre, debout devant lui, accusé de la pire des inconsciences (« Que penserait un juge s’il
apprenait que vous faire circuler un courrier entre les détenus, dont certains sont en cours de jugement ? ») Réellement Monsieur le Directeur, je ne savais pas du tout que c’était interdit de
transmettre un courrier interne, ni même d’avoir, surtout, avec les détenus, la moindre innocente complicité. Je me suis retrouvé illico presto à la porte. Il faisait grand soleil sur la
place. J’avais bêtement perdu un boulot qui m’aurait permis de vivoter jusqu’en février. Maurice de Vlaminck, Portrait de Guillaume Apollinaire (1904-1905), painting, oil on board mounted on canvas (53,98 x 44,45 cm). Gift of Marion Smooke in memory of her husband Nathan Smooke, Los Angeles County Museum of
Art.
15 octobre 2010
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L’exposition a duré jusqu’à la fin du mois d’août dernier. Ce devait être un prodigieux voyage dans les folles images du milieu des années soixante. Cet après-midi-là le vent soufflait fort sur
la Californie, le blouson de Jim Douglas s’ouvre sous le vent follet et découvre sa chemise blanche, — à quelques pas de là, John Cassavetes tourne des films à fleur de modernités et inventorie
les premiers désenchantements d’une Amérique perdue. La vie roule en Mustang dans la tourmente flamboyante des Doors. Jim écrit la poésie de sa révolte sur un morceau de ciel. John Coltrane est
déjà mort. When you’re Strange, The Doors exhibition, Idea Generation Gallery, 11 Chance Street, London.
14 octobre 2010
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Amis pleins de rumeurs où êtes-vous ce soir
Dans quel coin de ma vie longtemps
désaffectée ?
Oh ! Je voudrais pouvoir sans bruit vous faire entendre
Ce minutieux
mouvement d’herbe de mes mains
Cherchant vos mains parmi l’opaque sous l’eau plate
D’une
journée, le long des rives du destin !
Qu’ai-je fait pour vous retenir quand vous étiez
Dans les mornes eaux de ma tristesse, ensablés
Dans ce bief de douceur où rien ne compte plus
Que quelques gouttes d’une pluie très pure comme les larmes ?
Pardonnez-moi de vous aimer
à travers moi
De vous perdre sans cesse dans la foule.
O crieurs de journaux intimes
seuls prophètes
Seuls amis en ce monde et ailleurs.
à Roger Toulouse, Jean Rousselot, Michel Manoll, Marcel Béalu.
René Guy Cadou, La Bernerie, 7 décembre 1950.
Promenade le dimanche 3 décembre 1950 sur la plage de la Bernerie-en-Retz, de gauche à droite : Jean Rousselot, Michel Manoll, Hélène Cadou, Marcel Béalu, René Guy Cadou (photo : Roger Toulouse).
12 octobre 2010
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La pluie est mon amie. Elle voyage sous le vent et accroche de petites perles d’argent sur les feuilles des arbres. Elle fait briller la chaussée, crépite sur le trottoir et court comme une folle
dans le caniveau. Où va-t-elle ? a-t-elle rendez-vous à trois rues de là ? Dans son kaléidoscope mouvant l’air paraît plus pur et plus transparent, et le regard porte loin sous sa caresse
délicate. Elle tombe d’un ciel qu’elle semble vouloir rapprocher de nous. La pluie nous raconte des histoires merveilleuses, mais on dirait que personne ne veuille plus prendre le temps de les
écouter, et chacun s’en va à grands pas, caché dans le col relevé de son imperméable. La pluie chantonne quand même sa courte romance et fait éclore partout les corolles brusques des parapluies
noirs. Willy Ronis, La pluie place Vendôme, 1947.
11 octobre 2010
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La lune s’élevait au-dessus de la rue qu’elle éclairait jusqu’à l’endroit où elle tourne devant le haut mur du cimetière. D’ordinaire je connais parfaitement cet endroit de la ville (j’habite non
loin de là, au bord de ce faubourg paisible), je m’y promène souvent, seul ou en compagnie, à toute heure, mais ce soir-là, est-ce facétie d’une humeur maussade ? je ne reconnus rien de ce
qui, sous la clarté inquiète de la lune, s’offrait indiciblement à ma vue. De plus j’avais passé une soirée maladroite et malheureuse, qu’une semaine, voire un mois entier, ne suffirait pas à me
faire oublier. Le ciel et la rue m’apparurent comme une première fois et je ne doutai pas que moi-même, sous le coup de cette neuve nouveauté, je fus tout autre que par le passé. Ne se dessinait
plus devant moi, au-delà de la perspective nocturne des façades tristes, qu’un avenir problématique, errant et incertain, trop plein d’un passé qui m’avait filé ce soir-là entre les doigts, ou
plutôt qui continuerait obstinément à m’échapper dans cette nuit froide. (photographie © Charo Diez.)
10 octobre 2010
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Elle dit : « On ne va pas rester comme ça, au garde-à-vous, jusqu’à la fin des temps. Il répond : « Ça me plaît quand même, après tout ira trop vite. » — Tu crois vraiment ? On s’en tient là
alors ? Dominique Hérody, 203, Le temps qu’il fait, 2005 (August Sander, enfants de la classe moyenne, 1925).
8 octobre 2010
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Le monde est silencieux. On se demande pourquoi, au fond du malheur, le monde est si silencieux. Je croyais que je saurais vivre, que j’y arriverais, mais non, je n’y arrive pas, — je n’y arrive
pas du tout. On croit toujours que l’on est au bout de quelque chose avec le malheur, mais on n’y est jamais. Il peut toujours arriver une chose de plus terrible encore. Joe ne
revient pas. Ce silence épuisant va bien avec le vide de mon cœur. J’ai les yeux ouverts, et je ne vois rien. Quel est ce silence ? où ai-je perdu tous mes jours gris et mes nuits mortes
? Dorothea Lange, Daughter of migrant Tennessee coal miner, living in American River camp near Sacramento, California, november 1936.
6 octobre 2010
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C’est dimanche aujourd’hui, on peut se promener tranquillement et penser à soi. Soi ? C’est une drôle d’idée que de vouloir être soi quand on est une fourmi. J’y réfléchis tout en
marchant (je me demande toutefois si nous ne tournons confusément pas en rond). Depuis combien de temps avançons-nous ? Je suis prise d’un malaise, — et je me rappelle que je n’ai pas avalé le
moindre petit déjeuner ce matin. Je demande à Victorine de me donner du pain. Me voilà déjà beaucoup mieux. Le ciel est bleu tout là-haut, l’air est frais ; la saison est douce et clémente. J’ai
juste un peu froid aux pattes. Revoici ce petit vertige qui revient m'étourdir la tête, mais ce n’est pas une histoire de petit déjeuner, non, c’est simplement que j’existe tout à coup,
et que je suis ce que j'ai été toujours, et que je devrais continuer à être vraisemblablement, un petit bout de soi qui ne se désemplit pas de moi. (photographie © RichardB)
6 octobre 2010
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J’aime un corps dans l’autre monde. Je n’ai pu lui témoigner tout ce qui naissait dans mon cœur. Et je me moque du cœur, dit l’homme,
s’il a été inutile. Il donne un coup de pied à la porte de son jardin (qu’il ne cultivera plus) abandonné aux graines, couleurs, parfums qui survivent depuis dix-sept ans par-dessus les orties
qui ont franchi le mur. Des asters ont parcouru un kilomètre avec le vent. Et il aperçoit de petites pensées sauvages, jaunes, qui remontent à son enfance et qui traînaient partout dans la terre
des champs de blé, la terre gris-argent plus durcie que les cailloux, après la coupe, par le soleil — et qui maintenant frémissent parfois au bord des talus et des voies ferrées, dans ces
derniers coins grisâtres et arides, ces terrains transparents d’oubli. Les petites pensées blanchissent, rayonnantes et flétries à côté d’autres corolles plus nulles encore, puces de jardin,
proches des bulles de savon ou vagues comme des papillons de choux : les fleurs des désespérés. Maurice Chappaz, Le livre de C., éditions de la Différence,
1995. (Maurice Chappaz et Corinna Bille en compagnie de leur fils Blaise au-dessus de Geesch, printemps 1945 © Fonds S. Corinna
Bille-Maurice Chappaz, Berne.)