Allez, on y va ! Chacun a mis son chapeau ; celui de paille de la dame est joliment fleuri de printemps tandis que celui du monsieur est plein d’un sérieux sombre et majestueux. On dirait qu’enfin le temps s’est éclairci, profitons-en, allons-y ! Ce qu’il faut, c’est bien regarder où on va mettre les pieds sur le fichu chemin poussiéreux et caillouteux de la vie. Jusqu’à présent, il faut le reconnaître, ça n’a pas été une vie très tendre. On a même goûté de la prison, mais enfin, à deux, on pourra peut-être s’en sortir, — que nous importe nos chaussures toutes trouées ! Le balluchon à l’épaule, on va marcher vers le soleil en se tenant gentiment par la main. Qu’est-ce que tu en dis ? Tu me chantes une chanson ? Paulette Goddard, Charles Chaplin, Les temps modernes (dernière séquence), 1936.
J’arrive à l’Hôtel Savoy à dix heures du matin. J’étais décidé à me reposer quelques jours ou peut-être une semaine. C’est dans cette ville que vit ma famille, — mes parents étaient de Juifs russes. Je voudrais obtenir des subsides pour continuer ma route vers l’ouest. Je reviens de captivité ; prisonnier de guerre pendant trois ans, j’ai vécu dans un camp de Sibérie, j’ai parcouru des villages et des villes russes comme manœuvre, journalier, gardien de nuit, porteur et aide-boulanger. Je suis vêtu d’une blouse russe que quelqu’un m’a offerte, d’un pantalon court que j’ai hérité d’un camarade décédé, et chaussé de bottes encore utilisables, dont j’ai moi-même oublié la provenance. Pour la première fois depuis cinq ans, je me trouve à nouveau aux portes de l’Europe. Joseph Roth, Hôtel Savoy, traduction de Françoise Bresson, Gallimard, 1969.
Ce côté du temple reste toujours secrètement dans l’ombre. C’est là, dans ce cloître infini, que j’aime me promener, moi et mes pensées désordonnées. La chaleur est insupportable certains après-midis ; ma peau est devenue noire comme le charbon. J’apprends à respirer avec le soleil qui brûle la pierre dans sa course hallucinée. L’eau du ciel viendra bientôt rafraîchir mes épaules. Je suis du lointain pays des souvenirs oubliés. Par ici les moines s’habillent comme des boxeurs. Dieu aussi est un boxeur quelquefois, — et il cogne assez fort. Le temple jain de Hathi Singh, Ahmedabad, 20 décembre 1913 (Musée Albert Kahn).
C’est encore un après-midi de pluie presque infini, et François doit faire la lecture à ses petites sœurs. C’est toujours un peu la même histoire : des enfants font quelques gentilles bêtises, ici ou là, — et seront, à la fin, grondés très tendrement par de douces grandes personnes. Mademoiselle Augustine nous surveille sagement. Le temps s’est ralenti ; on entend la pluie cogner sur les vitres de la fenêtre, et s’écouler bien mystérieusement sur les grandes pages blondes du livre. A. Des Tilleuls, Le premier livre illustré de mes petits enfants, orné de vingt gravures de Morel, Bernardin-Béchet, Paris, 1878 (Bibliothèque nationale de France, département littérature et art).
C’est un livre fait de beaucoup, de beaucoup de livres, — qu’on lit avec le cœur plus qu’avec les yeux, pour s’y perdre comme pour s’y retrouver. On y raconte l’histoire de rois pauvres, de pays voyageurs et de bergers. Il y pleut et il y fait grand soleil ; le matin s’y lève sur une montagne froide, et le soir descend parfois sur un village qui s’appellera bientôt Ieroushalaîm (je l’écris comme on le chante dans des psaumes majestueux et malheureux). C’est un livre qui pleure et qui rit ; c’est un livre fait de grands mystères et de petits secrets, le livre de l’enfance de tous les autres livres. Quand on le lit, on a même l’impression qu’il y a quelqu’un, là, tout près de vous, — mais on ne sait qui. C’est un livre de feux et de vents qui a rêvé son lecteur. Page d’un Targoum (traduit en araméen) du Tanakh, onzième siècle.
Ce matin, prochain Circuit des Remparts oblige, j’ai vu, stationnée devant la pâtisserie de la place Francis-Louvel, une voiture des années soixante, une vieille Panhard. Mon cœur n’a fait qu’un bond, — j’étais, de nouveau, ce petit garçon en culottes courtes qui regardait passer les rares automobiles dans la rue de son village. A part l’indécrottable 2cv fourgonnette du boulanger, ou celles de deux ou trois agriculteurs, seuls le docteur et le pharmacien avaient une vraie voiture, — une conduite intérieure faite pour la promenade, le voyage jusqu’à l’océan, ou la montagne. Une automobile digne d’un statut social, une automobile qui, par ses chromes, sa taille, sa puissance, en imposait. L’automobile se démocratisait peu à peu, le statut social guère moins. Dyna Panhard, 1963.
Le temps s’est arrêté au bord d’un paysage, — le soleil est haut, déjà, dans le ciel étoilé, et la journée est pleine de délicates promesses Il y a juste assez d’enfance pour continuer de rêver. Les longues tresses sont encore bien tenues dans leurs torsades brillantes. Chez le photographe, on se rapproche drôlement ; ce qui nous unit, c’est ce que nous regardons avec amour, — et que la photographie ne montrera pas. (Photographie d’Ahmad, Mirza, Shah, Qajar).
Vers le soir, sur le canapé, dans l’obscurité de ma chambre. Pourquoi a-t-on besoin d’un temps assez long pour reconnaître une couleur, mais pourquoi la reconnaît-on vite, et avec de plus en plus de conviction, dès que l’intellect a opéré un tournant décisif. Si la lumière du vestibule et celle de la cuisine tombent en même temps sur la porte vitrée, une lueur verdâtre, ou plutôt, car je ne veux pas déprécier la certitude de mon impression, une lueur verte se répand presque jusqu’au bas des carreaux. Mais qu’on ferme la lumière dans le vestibule et que celle de la cuisine seule reste allumée, alors la vitre la plus proche de la cuisine devient d’un bleu foncé, l’autre passe au bleu blanchâtre, si blanchâtre que tout le dessin du verre dépoli (têtes de pavots stylisées, lierres, divers carrés et feuillages) se dissout. Franz Kafka, Journal, à la date du 4 octobre 1911 (traduit par Marthe Robert, Grasset, 1954).
« Toujours allongé sur son canapé, il se sent pris d’une fièvre inhabituelle et tandis qu’elle se poursuit dans son corps, sa tête travaille à mettre en ordre d’anciens souvenirs, à élaguer certaines choses et à en rajouter certaines autres. De nouveaux personnages secondaires se présentent, il les voit se mêler à l’action, il les entend parler. C’est comme s’il les voyait sur la scène. Deux ou trois heures plus tard il avait une comédie en deux actes toute prête dans la tête. C’était un travail à la fois douloureux et voluptueux, si on pouvait appeler cela du travail, car cela se faisait tout seul, sans l’intervention de sa volonté et sans qu’il y fût pour rien. Mais à présent il fallait l’écrire. La pièce fut achevée en l’espace de quatre jours. Il allait et venait entre son bureau et le canapé où, par intervalles, il s’effondrait comme une loque. » (August Strindberg)
Ma grand-tante s’appelait Valentine. Elle vivait en solitaire à Fontbouillon, une campagne reculée, perdue, elle vivait ? — c'est un bien grand mot, je crois que je devrais plutôt dire qu’elle rêvait. Chaque jour elle s’habillait très élégamment, comme si ç’avait été un dimanche. Elle sortait peu. Elle regardait simplement la petite route qui passait devant sa porte, — où aurait-elle pu aller ? Les maris étaient morts depuis longtemps et son fils s’obstinait à vivre dans sa folie. Valentine s’asseyait à son piano et jouait ses nocturnes. La vie de Valentine est un immense, cruel et déchirant nocturne. Il y a longtemps que je pense à écrire le roman de sa vie absente. Fleur fanée d’un souvenir lointain et douloureux.
On arrive sur la grande place dès les premières heures, et tout est encore dans le tendre déploiement du rêve ; le jour est plus que le jour, — et la nuit moins que la nuit. Les pigeons égrènent la ponctuation subtile et mouvante de leur tourbillonnante quête d’horizons. Le ciel descend au milieu des murs, et les jeunes ombres s’étirent derrière les fenêtres. On est devant les vieilles procuraties, et le cœur s’absente de soi-même. On devient le voyageur de son désir — étranger au pays de ses errances.
Il faudrait calculer le secret rapport entre la main et la pensée, — je ne suis pas sûr non plus que ce soit la pensée qui s’avance jusque dans la main, — c’est autre chose, peut-être simplement l’élan, la mise en mouvement de ce rapport justement, qui reste suspendu dans le fil courbe de la plume, et la respiration viendrait de ce qu’il faut tout de même, de temps en temps, tremper la plume dans le lac sombre de l’encrier. Peut-être les pensées sont-elles justement tout au fond dans l’encrier ? petites sirènes d’argent.