4 juillet 2010
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11:33
Je crois que, cette fois, je me suis perdu. Il y a de la lumière pourtant, — par là-bas. Je trouverai bien un
bout d’hôtel dans la nuit profonde pour endormir ma misère et mes petits rêves de voyageur immobile. Demain je rencontrerai Dino et nous irons boire des cafés dans un drugstore oublié ; Dino me
racontera ses jeunes amours (l’amour est toujours jeune quand il clarifie le regard de Dino). Hier, ou avant-hier, Melinda m’a téléphoné pour m’annoncer qu’elle allait partir, elle
aussi. Elle aussi elle cherchera un petit hôtel dans le fond de l’image ; nous voyageons à l’intérieur des paysages que nous nous inventons. Pas moyen de vivre dans ces mondes lointains, —
autrement qu’avec le secours de la poésie. Quelquefois la poésie voyage, nous désignant notre terrible et amical détachement.
30 juin 2010
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L’amore in
città, épisode Paradiso per tre ore, de Dino Risi, 1953.
30 juin 2010
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11:22
Il faisait une de ces journées grises et nues comme dans un rêve qui ne se décide pas à commencer. De ce côté
de la lagune le monde s’emploie à s’abstraire de ses pâles perspectives, ou bien il les brouille pour en mélanger les plans rapprochés et les horizons évanouis, les distordant savamment jusqu’à
en diffracter l’impossible profondeur de champ, et mêler la Grèce des philosophes à l’Italie des poètes. La tunique est grecque, la plage italienne, sur le sable Isadora danse l’éternité
souriante de son désir. Isadora Duncan on the Lido in Venice (Raymond Duncan, 1903).
29 juin 2010
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20:49
Il suffit de considérer leur manière de dire oui. Au lieu de hocher la tête comme nous, ils la secouent, comme
quand nous disons non : la différence de geste n’en est pas moins énorme. Leur non qui signifie oui consiste dans une ondulation de la tête (leur tête brune, dansante, avec cette pauvre peau
noire, qui est la couleur la plus belle que puisse avoir une peau), avec tendresse, dans un geste empreint de douceur : « Pauvre de moi, je dis oui, mais je ne sais pas si c’est possible ! », et
d’embarras, en même temps : « Pourquoi pas ? », de peur : « C’est si difficile », et même de coquetterie ; « Je suis tout pour toi. » La tête monte et baisse, comme légèrement détachée du cou, et
les épaules ondulent également un peu, avec un geste de jeune fille qui vainc sa pudeur et montre effrontément son affection. Vues de loin, les foules indiennes restent gravées dans la mémoire,
avec ce geste d’assentiment, et le sourire enfantin et radieux dans le regard, l’accompagnant toujours. Leur religion tient dans ce geste. Pier Paolo Pasolini, L’odore
dell’India. Madhabi Mukherjee
dans Mahanagar, Satyajit Ray, 1963.
27 juin 2010
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Je n’ai jamais moissonné, mais, enfant de la campagne, j’ai porté le
même chapeau de paille sous lequel je me crus souvent être enfin devenu un homme (n’était ces affreuses culottes courtes abhorrées qui baillaient ridiculement sur le devant). Les
moissonneurs, je les voyais passer de loin dans le fond du paysage, — et j’imaginais que leurs bras étaient aussi durs que la pierre des chemins. Les champs
s’enflamment sous un ciel d’ivoire.
Comme les animaux, à l’heure de midi, les moissonneurs se réfugient dans l’ombre violette des arbres. L’herbe d’un talus les accueille. Le vin brûle les gosiers desséchés, le pain est aussi large
que l’amour. Dans la dure simplicité d’une folle lumière, juillet est le royaume de l’abeille et du coquelicot. Julien Dupré, Le repas des
moissonneurs, 1905.
25 juin 2010
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Ce que l’on sait du monde, on l’a
appris tout de suite, — dans certaines vies. La jeune adolescente regarde devant elle ce qui a déjà fait tout son passé, parce qu’elle sent qu’elle sera le jouet impuissant de cette vie sans
lendemain. Il est inutile de sourire. Les bras se sont écartés pour mesurer l’exiguïté de ce présent informe. Les yeux restent dans le vague, c’est peut-être leur façon d’être les plus téméraires
et les plus confiants. Elle peut encore rêver, — en se demandant où attendre la douceur parmi tous ces jours gris. Lewis Hine, Cotton-Mill Worker, North Carolina, 1908.
22 juin 2010
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11:06
Le miroir terni du fleuve dédoublait l’image grise du ciel, et, sur les côtés, celle des arbres qui en dessinaient les berges invisibles. C’était le matin d’un automne lent et irréel. J’avais
marché jusqu’à ce promontoire rocheux, d’où la vue m’offrirait la vallée dans sa pâle perspective. On ne voyait pas la ville établie au pied des montagnes, là-bas ; elle se cachait derrière un
ressaut du paysage. Je remplissais ma poitrine d’un air cuivré, et je suivais des yeux l’avancée de l’embarcation qui traversait le fleuve dans une diagonale musicale. Je me souviens que tout
était silencieux autour de moi, paisible et immobile. Même le mouvement de l’embarcation me semblait figé dans ses successives dérives. Je m’étais assis par terre, et, les jambes ramenées à la
poitrine, je tenais mes genoux dans mes bras croisés. Le monde est toujours nouveau, me suis-je dit, d'une nouveauté toujours nouvelle, le contraire d’une obséquieuse modernité.
18 juin 2010
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10:20
Comme décidément je ne retrouve plus le mien, j’ai emprunté ce livre à Léa (Maurice viendrait de le lire, paraît-il, en son absence, c’est pour cela que je l’ai trouvé sur la table basse du salon
du blog d’à côté). J’avais exactement le même exemplaire, avec les mêmes pliures et une reliure arrivée au même dernier stade d’usure, avec son pelliculage éclaté partant en lambeaux — si bien
que je me demande si ce n’est tout simplement pas « mon » exemplaire ! Sa couleur orange m’a toujours semblé inopportune, mais j’avais fini pas l’aimer et m’y attacher démesurément. J’y voyais
une aube éternelle se lever sur la baie de San Francisco. Je me souviens de Martin Eden. Je me souviens que je l’ai aimé comme un fou, — et si j’avais ressenti la moindre rancœur pour la
littérature, Martin l’aurait balayée en moins de deux. Mais ma folie absolue, pendant toutes ces années estivales au chalet, ç’avait été de croire que la littérature ÉTAIT le monde, et
que rien en quelque sorte ne saurait la dépasser. Martin Eden, de Jack London, éditions 10/18.
18 juin 2010
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09:26
Alberto a un peu froid. Il met un disque sur le phonographe et demande à Micol si elle se souvient. « Oui, Sentimental Over You », répond-elle. Tous deux regardent alors sur une console
une vieille photographie dans son cadre. C’est une dame d’autrefois. Micol se demande si elle sera comme Tante Josette quand elle aura vieilli. Alberto sourit. Il ne sait pas, — puis il
avoue doucement un « Qui vivra verra ». La jeunesse, les rires et l’insouciance des parties de tennis s’estompent déjà. L’amour est à la fois une nostalgie des années passées, et l’incertitude du
lendemain. Eux, ils vont mourir bientôt, sans avoir épuisé toute la tendresse de leurs désirs. Dominique Sanda, Helmut Berger, Il
giardino dei Finzi-Contini, de Vittorio de Sica, 1970, d'après le beau roman de Giorgio Bassani.
17 juin 2010
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10:30
J’ai l’impression que le monde ne ressemble pas du tout à l’idée que je m’en étais faite. Depuis trois jours
que je chevauche au milieu des plaines et des canyons, je n’ai pas encore vu de Peau-Rouge, pas la moindre plume à l’horizon. C’est à croire qu’on m’a raconté de jolies fariboles (tout ça parce
que je voulais savoir si, devant un vrai Indien, je me montrerais assez courageux, mais peut-être qu’au lieu de nous battre nous serions sacrément devenus amis ?) Mon cheval est fatigué, et j’ai
le dos en capilotade. Je crois que je vais plutôt continuer en train. On dit qu’en Californie, tout là-bas vers l'Ouest, on peut s’engager comme chercheur d’or. C’est un boulot qui me plaît. Je
vais faire fortune en quelques semaines, — alors je reviendrais au pays, et hop ! je pourrais me marier avec Gladys.