(Pascal Commère, Au bic rouge, in Les larmes de Spinoza, Le temps qu’il fait, 2009.)
Le siècle est bien vieux maintenant, c’est l’un de ses derniers avrils, — frisquet et maussade comme une sévère arrière-saison. Tout de même, Édouard est si heureux d’avoir pu enlever Misia et
sa grande écharpe pour ce petit voyage sentimental en chemin de fer jusqu’à Villeneuve ! Les paysages de l’Yonne sous son ciel nuageux sont tous à peindre dans leurs lumières graves et
attentives. Mais Édouard ne regarde pas le paysage aujourd’hui, il n’a d’yeux et de cœur que pour Misia. On s’arrête dans les auberges ; sous la tonnelle on boit un tonnerre blanc qui
met des couleurs sur la langue d’Édouard et de fraîches étourderies dans les yeux rieurs de Misia. Elle a l’air d’une toute jeune fille et n’arrête pas de s’amuser pour des riens. Thadée
est resté à Paris, ce vilain mari ! — La Revue blanche lui prend jusqu’à ses nuits, que ferait-elle sans l’exigeante amitié de son piano ? Cette fois on
est presque allé jusqu’à Saint-Florentin, tu te rends compte ? nous qui habitons justement rue Saint-Florentin à Paris ! La vie est pleine de ces hasards, — qui n’en sont pas, bien
sûr. Édouard sourit dans son rêve lointain, il lui est venu l’idée de peindre la nuque de Misia. Ce sera une modeste étude pleine d’un andantino virginal, Misia mettra une bouillonnante robe
blanche et nouera à la diable ses cheveux en chignon ; à défaut de ses lèvres muettes, Édouard caressera de ses pinceaux amoureux l’endroit même où frémit son désir nabi.
(Misia et Édouard Vuillard dans le parc du Relais à Villeneuve-sur-Yonne, 1899, épreuve originale à la gélatine argentique, collection
particulière.)
Ces années-là, les décapotables ont des yeux de filles, — surtout sur le cours Mirabeau. Le soleil est au rendez-vous de l’après-midi et l’ombre ocellée des marronniers fait frissonner le cœur des cantatrices. Pilar a choisi une sage robe blanche, et ses petits pieds s’aèrent dans des escarpins à se damner. L’été est la saison des opéras prodigieux. Ce soir, sa voix de soprano chérubinisera dans Les noces de Figaro sous les étoiles proches d’un ciel de Paul Cézanne. Derrière, un peu timide, Dolores sourit à son étourdissant secret : un tout minuscule Giacomino est dans la nuit lumineuse de son ventre. Demain on va à la mer avec le chef éclairagiste, – on boira de frais Campari devant l’infini.
« Toujours allongé sur son canapé, il se sent pris d’une fièvre inhabituelle et tandis qu’elle se poursuit dans son corps, sa tête travaille à mettre en ordre d’anciens souvenirs, à élaguer certaines choses et à en rajouter certaines autres. De nouveaux personnages secondaires se présentent, il les voit se mêler à l’action, il les entend parler. C’est comme s’il les voyait sur la scène. Deux ou trois heures plus tard il avait une comédie en deux actes toute prête dans la tête. C’était un travail à la fois douloureux et voluptueux, si on pouvait appeler cela du travail, car cela se faisait tout seul, sans l’intervention de sa volonté et sans qu’il y fût pour rien. Mais à présent il fallait l’écrire. La pièce fut achevée en l’espace de quatre jours. Il allait et venait entre son bureau et le canapé où, par intervalles, il s’effondrait comme une loque. » (August Strindberg)
Ma grand-tante s’appelait Valentine. Elle vivait en solitaire à Fontbouillon, une campagne reculée, perdue, elle vivait ? — c'est un bien grand mot, je crois que je devrais plutôt dire qu’elle rêvait. Chaque jour elle s’habillait très élégamment, comme si ç’avait été un dimanche. Elle sortait peu. Elle regardait simplement la petite route qui passait devant sa porte, — où aurait-elle pu aller ? Les maris étaient morts depuis longtemps et son fils s’obstinait à vivre dans sa folie. Valentine s’asseyait à son piano et jouait ses nocturnes. La vie de Valentine est un immense, cruel et déchirant nocturne. Il y a longtemps que je pense à écrire le roman de sa vie absente. Fleur fanée d’un souvenir lointain et douloureux.
On arrive sur la grande place dès les premières heures, et tout est encore dans le tendre déploiement du rêve ; le jour est plus que le jour, — et la nuit moins que la nuit. Les pigeons égrènent la ponctuation subtile et mouvante de leur tourbillonnante quête d’horizons. Le ciel descend au milieu des murs, et les jeunes ombres s’étirent derrière les fenêtres. On est devant les vieilles procuraties, et le cœur s’absente de soi-même. On devient le voyageur de son désir — étranger au pays de ses errances.
Il faudrait calculer le secret rapport entre la main et la pensée, — je ne suis pas sûr non plus que ce soit la pensée qui s’avance jusque dans la main, — c’est autre chose, peut-être simplement l’élan, la mise en mouvement de ce rapport justement, qui reste suspendu dans le fil courbe de la plume, et la respiration viendrait de ce qu’il faut tout de même, de temps en temps, tremper la plume dans le lac sombre de l’encrier. Peut-être les pensées sont-elles justement tout au fond dans l’encrier ? petites sirènes d’argent.