23 décembre 2010
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Aujourd’hui Monsieur de Blancherose m’a posé une question qui, depuis, ne cesse de me trotter par la tête. Je pourrais résumer cette question très simplement : « Peut-on vivre sans se trahir
jamais ? », ou, peut-être encore comme ceci : « Comment, tout en vivant pratiquement, se conformer avec son idéal ? » Jamais auparavant Monsieur de Blancherose ne m’avait
ainsi habitué à s’interroger si profondément sur la dure condition humaine (qu’est-ce qui lui prend ?) Je le soupçonne d’avoir tiré ces angoissants questionnements d’un livre que lui aura offert
Mathilde, ou qu’il aura déniché dans un coin de sa bibliothèque. Ma journée, et vraisemblablement un grand morceau de ma soirée, vont s’en trouver durement atteints, — j’ai réfléchi à la question
avec tout l’entendement dont je puis faire montre en cette occasion. Le résultat de ma brève incursion dans le monde affolant des idées est piètrement désolant, et, ne m’en consolant point, j’en
suis davantage désolé. Laissons, me suis-je dit, la vaine vanité de penser aux penseurs, — et ne nous choisissons des idéaux qu’à la hauteur, si minime et rudimentaire soit-elle, de nos pauvres
capacités d’idéaliser le monde (cependant, en l’occurrence, ma modestie n’est-elle pas grandement pleine d’orgueil ?)
19 décembre 2010
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Elle avait téléphoné dix fois, vingt fois à l’hôtel King Arthur, et on avait fini par lui dire qu’il n’y était pas descendu. Où était-il allé ? Que faisait-il ? Son cœur battait très
fort, son cœur devenait fou. Elle n’en dormirait pas de la nuit, et demain elle aurait d’horribles valises sous les yeux, — seulement elle ne partirait pas en voyage, elle resterait sagement dans
le petit appartement et irait du fauteuil à la fenêtre, puis devant l’évier de la cuisine, ou alors le lavabo de la salle de bain, et elle se verrait un peu dans la glace. Toutes ces heures à
côté du téléphone. De temps en temps elle prenait le combiné pour vérifier que la tonalité lui murmurait des choses gentilles dans le creux de l’oreille. Tout n’était pas perdu : on n’avait donc
pas coupé le téléphone. S’il l’appelait elle l’entendrait. « Comment ça va-t’y, mon chou », ferait-il tout là-bas dans l’hiver de Cincinnati, Ohio. Ce type la rendrait
dingue. Charlie Parker, 1949.
18 décembre 2010
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Je n’en suis qu’au tout début, à la première phrase, et je voudrais déjà tout savoir (alors qu’en fait, comme un imbécile, je ne sais rien, — ou presque). Jean me fait un petit signe de la main,
j’ai l’impression que c’est un au revoir plus qu’un bonjour, elle va monter dans cet avion qui l’emmènera loin de nos petites confidences. C’est le début. Ça commence gentiment comme ça — il y a
une part de moi (laquelle ?) qui va certainement monter dans ce fichu avion. Où arriverons-nous ? comment vais-je faire pour vivre maintenant ? cette première soirée après son départ va être
longue, longue. Je me suis juré qu’il ne fallait pas que je boive. Si je bois, elle sera encore plus absente, et ma vie plus vide. Je pourrais partir moi aussi, mais où aller où elle ne soit pas
? On dirait qu’elle est partout. Jean Seberg.
18 décembre 2010
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c’est à l’ancienne brocante
j’y trouve un vieux livre
dont les chapitres me hantent
Utamaro Kitagawa
14 décembre 2010
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La veille, j’avais dormi chez Tante Elsa, du côté de Brooklyn, et je m’étais baladé au hasard des rues. On aurait dit, à me voir, que je me la coulais douce. Tante Elsa m’avait demandé ce que
j’allais faire. Je ne sus répondre. Lui dire que je comptais en finir au plus tôt ? Ça n’aurait pas été gentil, — il était préférable d’éviter ce sujet de l’avenir. Il fallait la laisser rêver
(quand elle rêvait, Tante Elsa devenait atrocement jolie, vrai). Elle m’avait acheté ce billet pour l’Apollo. Ça faisait une trotte, mais je suis revenu à pied. C’est ce soir-là que j’ai été le
plus seul dans ma vie. J’étais si seul que je ne faisais même pas un… un quoi au juste ? La route est longue jusqu’à Brooklyn certain soir de juillet.
13 décembre 2010
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Les demoiselles sont allées jusqu’au fond du parc, près de l’étang. Elles sont parties dans le plein été de l’après-midi, et, tout à coup, là-bas, au bout du pré, c’était déjà une sorte
d’automne, dans une lente sonate d’ocres et de siennes brûlées. La soie des robes en pâlit ; les pensées s’adoucirent. Restons là un peu, dans la compagnie des temps anciens. Il y a ce jeune
homme qui viendra (son billet promettait une jolie surprise), et je le sais sincère, épris de se montrer prévenant et joyeux. Jean-Antoine Watteau, Les deux
cousines (30,4 x 35,6 cm), 1716, musée du Louvre, Paris.
10 décembre 2010
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J’allais avoir trente et un ans, et je vivais à San Francisco. Je me promenais souvent sur le port. Je ne sais pas pourquoi j’emploie cet imparfait, il me semble que c’était hier, — disons
avant-hier. Peut-être que je me promène encore sur le port de San Francisco, et que je ne suis jamais parti de cette ville. Est-ce que je voulais seulement m’en aller ? Je ne pose pas
correctement la question : je me demandais plutôt s’il me faudrait y rester toute ma vie. J’allais avoir trente et un ans, et je sentais que j’avais besoin de nouveaux horizons, comme on dit. Si
vous connaissez un peu San Francisco, vous me comprendrez, j’en suis sûr. Quelquefois on y est malheureux comme les pierres, même en se baladant sur le port, le nez en l’air, comme je le faisais
si souvent. Gene Tierny, Laura, d’Otto Preminger.
8 décembre 2010
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Je l’ai cherchée partout, mais je ne l’ai pas retrouvée. Je l’avais pourtant mise de côté soigneusement, dans la boîte à chapeaux, au milieu des fleurs séchées et des vieilles lettres d’un jeune
amour à l’encre pâlie. C’était une jolie photographie d’un autrefois heureux et insouciant ; on partait à la campagne, au bord de la rivière, on dépliait la nappe et hop ! on mangeait trois œufs
durs, on buvait un petit vin blanc qui ne venait même pas de Nogent. On mettait Smoke Gets In Your Eyes sur le tourne-disque pour danser avec Lucette. L’horizon multipliait l’infini ;
les filles avaient du ciel bleu au bord des doigts, des robes à fleurs, — et les garçons les yeux dans le vague.
5 décembre 2010
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On ne le ferait pas exprès, mais on serait toujours d’accord, — tous les deux. Tu voudrais porter un tablier jaune et je trouverais que ce tablier est parfait pour toi. Tu voudrais aller en
voyage à Porto, et ça aussi, bizarrement, j’en aurais rêvé depuis un bon bout de temps. On achèterait une espèce de maison biscornue sur une douce colline, et elle serait tout de suite idéale
pour nous, ni trop grande ni trop exiguë ni trop chère. Tu mettrais tes sandales et je les aimerais autant que toi, — sinon plus. Tu lirais un roman de Panaït Istrati, et là, ce n’est même plus
la peine d’en parler davantage : je verrais toutes les Roumanie, les Grèce et les Egypte dans tes yeux. Tu aurais un peu froid aux mains, comment dire ? — juste au moment où j’aurais envie de les
réchauffer. (Photographie de Sarah Moon.)
4 décembre 2010
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Quelquefois les jolies dames ont une pochette de cuir sombre et brillant, des gants de peau et un grand collier de fines perles ; leurs cheveux sont coiffés divinement, — et le restent aussi
longtemps que dure la soirée. Mais ce qui fait surtout que ce sont de jolies dames, assurément c’est la robe, jaune ou bleue, si ample et si longue qu’on ne voit même pas leurs beaux souliers (on
imagine simplement qu’elles ont dû les mettre à leurs jolis pieds, mais il arrive qu’elles les tiennent tout à coup à bout de bras, alors on sait qu’il est tard, et que les jolies dames ont bu
trois petits verres de trop). C’est peut-être l’heure de rentrer, mais quel carrosse sera assez doux pour les conduire au pays des amours ?