3 décembre 2010
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A cinq heures soixante-douze tapantes Charly devait passer me prendre avec sa camionnette au bar des Soupirs au bout de l’impasse du trente-six septembre. Le chantier n’était pas tout près, loin
de là, il fallait gagner un département voisin, et, depuis un vague chef-lieu de rançon, prendre une petite route de montagne qui serpentait joyeusement dans les brouillards. C’est là que se
trouvait notre chantier, à flanc de précipice, une mine d’histoires à dormir debout. Charly, lui, dormait assis devant son volant, dont il éprouvait de temps en temps la rotation autour de son
axe dans les improbables lacets de la route oubliée. Tout allait bien, à trente-cinq à la demi-heure, tranquillement, — un seul petit truc m’inquiétait, je ne savais plus si j’avais bien pensé à
me munir de ma pioche. Laurel et Hardy.
28 novembre 2010
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Quand j’ai rencontré Rosanna, voyons voir, c’était au casino d’une station balnéaire de la côte adriatique (j’en ai oublié le nom, mais pas celui de Rosanna) et je venais de perdre mes tout
derniers milliers de lire. Il ne me restait que la chemise blanche que j’avais sur le dos. Je portais une paire de pantalons de toile. J’étais nu-pieds. Je buvais mon dernier whisky, assis sur
une petite chaise en fer sur la terrasse du belvédère, d’où le front de mer dessinait la ligne étourdissante d’une hanche de femme. Et maintenant ? J’avais dépensé, en une soirée, tout l’argent
de ma bourse d’étude, et il ne me restait que les yeux pour pleurer. C’est alors que je fis la rencontre de Rosanna. Elle devait être un peu saoule parce qu’elle riait tout le temps. « Tu vas
venir à Rome avec moi », me dit-elle. A Rome ou ailleurs, quelle différence cela faisait-il pour moi ? et je partis donc pour Rome. Rosanna Schiaffino, années soixante.
25 novembre 2010
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On dit quelquefois que le vrai spectacle est dans la salle. Cette assertion m’a toujours rendu perplexe, mais quand Bonnard peint, il
y a tout lieu de le croire, — pour cette représentation, en tous les cas, le spectacle est définitivement dans la salle. Parce que les hommes sont en habit et les femmes en toilette
(cela se disait il n’y a pas si longtemps), parce qu’on est dans l’intimité capiteuse de la loge ? parce qu’un drame sourd se fantasme dans les non-dits ? Rien de tout cela, le peintre se
contente simplement d’inscrire son récit dans un cadre, si bien que ce cadre devient le récit même de ce brûlant instantané. Que l’homme debout soit coupé à mi-visage, et voici que nous
est révélée toute une modernité, dont l’autre versant participerait de la profondeur de champ, avec la curieuse impression que l’ombre occupe le premier plan, tandis que le second demeure dans la
lumière irradiante du déambulatoire. Le théâtre n’est plus seulement le théâtre, mais le lieu où la lumière murmure de secrètes allégories. Pierre
Bonnard, La Loge, 1908, huile sur toile 91 x 120 cm, musée d’Orsay, Paris.
24 novembre 2010
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Il doit être perdu. Il attend que les machinistes en aient terminé avec la délicate mise en place du plan suivant. Il n’a pas non plus le temps d’aller au bistro, ni de courir au secrétariat de
la Compagnie pour passer par téléphone un petit bonjour à Gloria. Alors la solitude lui pèse, comme une fleur fanée au milieu du cœur. Est-ce que Gloria se fanerait déjà dans le secret de ses
pensées ? n’est-ce pas lui, plutôt, qui s’éloigne de son histoire ? Il se dit qu’il ne ressemble à rien, appuyé comme ça contre la roue de secours de ce magnifique et luxueux cabriolet. La
position des pieds, les mains qui jouent inutilement avec la casquette, les épaules basses, tout n’est qu’humilité chez l'homme perdu. L’homme perdu est tout regard pour le monde qui s’absente.
Cela le rend soucieux, — il devient la propre évaporation de sa lassitude fatiguée, et pourrait disparaître à l’intérieur d’elle. Ni vu ni connu. Buster Keaton.
20 novembre 2010
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J’aimais cet arbre. Mon père l’avait planté il y a plus de vingt ans devant les fenêtres de son bureau. Au début, c'était un petit bout d’arbre chétif, un petit pin qui ne payait pas de mine et
ne ressemblait à rien, mais il lui parla et s’en occupa de tout son cœur pendant des années, — et l’arbre grandit. Je ne sais pas s’il était devenu adulte, puisqu’il semblait toujours garder en
lui une sorte d’enfance qui me ravissait. Hier, je suis passé devant l’ancienne adresse où mon père travaillait. L’arbre était coupé, seule une souche dépassait de la pelouse. Mon cœur
s’étreignit, et j’eus la sensation que mon père mourait une deuxième fois. Kitagawa Utamaro.
19 novembre 2010
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Je fus conduit en exil en bateau, tout au nord du pays inconnu. Mes gardiens discutaient entre
eux dans une langue que je ne comprenais pas. Ils me regardaient et riaient. Cela m’était bien égal d'être exilé, — du moment qu’on m'y menait en bateau. L’eau était à peine l’eau, les bateaux ne
ressemblaient pas à des bateaux, mais plutôt à des barques fragiles dont le bord dépassait à peine la surface du fleuve pour ne pas couler au milieu ; les paysages mélangeaient forêt et montagne,
et me ravissaient. « Est-ce que je dois vraiment être malheureux ? » m’interrogeai-je sommairement. Comme la vie est surprenante, — parfois. Shotaro
Shimomura, Saipans at the Port of Rangoon, India © The American Museum of Photography.
18 novembre 2010
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Sans avoir ce qui s’appelle l’esprit dérangé, ma tante dit parfois de drôles de choses. Elle s’approche de moi pendant le déjeuner
et me glisse à l’oreille, par exemple, que je suis mort et que nous sommes tous réunis pour veiller un peu ma dépouille. « Ah ! tu ne le savais donc point, mon brave Amadeo, cela te fait-il mal
de nous voir si joyeux ? Voudrais-tu que nous soyons inconsolables, et que nous roulions, tordus de douleur, sous la table ? » Au Grand-Café, quand nous prîmes le thé (pour moi ce fut un
chocolat), elle me prévint de ce que le monde ne se montrerait pas aussi vaste que je l’espérais. Elle écarta l’ouverture de la poche de sa blouse et me jura que le monde, ma foi, n’était pas
plus grand que ça. Elle se mit à rire, et décréta que, pourtant, doué comme je l’étais, je m’y perdrais royalement. Ernst Ludwig Kirchner, Fränzi vor geschnitzen
Stuhl, 1910, oil on canvas, 71 × 49.5 cm, private collection von Thyssen.
16 novembre 2010
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C’est le bel été au bord de la mer du nord, l’immense ciel au-dessus de l’immense plage. Les deux amis prennent le soleil à la
terrasse de l'hôtel de la Couronne. Les ont rejoints Hermann Kesten, Egon Erwin, Kish et Ernst Toller. Tout le monde se demande dans quelle galère l’Europe s’engage. Pendant que la France danse
et s’enivre de Front populaire, les nazis poussent leurs pions de tous les côtés. Joseph Roth s’impatiente et s’alarme, s’alarme et s’impatiente inutilement devant la cuistrerie des soi-disant
démocraties. Il a beau tempêter, il sait que les plateaux de la balance sont affreusement pipés, et il continue obstinément d’écrire son roman Les fausses mesures. Quelques rayons de
soleil pénètrent néanmoins son cœur malheureux, — il vient de faire l’heureuse rencontre d’Irmgard Keun. Avec elle, dans l’hiver, il fera une tournée de conférences qui le ramènera vers l’Est
jusqu’à Lemberg, du côté de sa jeunesse éternelle. Une page de sa vie se tourne.
Stefan Zweig und Joseph Roth, Ostende, Belgien 1936.
12 novembre 2010
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Au départ, soyons clair, je puis vous assurer qu’on n’en mène vraiment pas large dès
qu’il s’agit de le prendre, — le large. On monte le long d’une mince échelle de corde toute ondoyante, un peu à la manière des trapézistes du Cirque en Alabama. J’en étais à mi-course de cette
ascension serpentine quand le commandant de bord himself est descendu à ma rencontre pour me souhaiter la bienvenue à bord de ce machin rempli d’hydrogène, où un truc similaire. Il est fou, ce
commandant de bord himself, comment allons-nous réussir à nous croiser dans la petite échelle ! J’eus à peine le temps de m’interroger et de m’en effrayer qu’il m’avait dépassé en un tournemain.
Il se retourna, leva le bras et me cria en souriant : « Happy birthday, Sir ! » Oh ! comme cet homme était prévenant, et dissert ! En haut, Kitty était déjà tout installée dans le salon au
plancher qui tremblotait tranquillement. « Si on se buvait une petite goutte de champagne ? » fis-je, guère rassuré. « Une petite goutte ? s’enquit-t-elle, nous en boirons toute une caisse, au
moins ! nous ne serons pas arrivés avant la saint Sidoine… j'en ai déjà le ventre tout ballonné ! » Irving Browning, Passenger Air Travel New York Central
Airport, Goodyear Zeppelin, 1920.
11 novembre 2010
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A moi aussi, il m’arrive de boire exagérément, même quand il pleut derrière le carreau. Toutefois pourrais-je alléguer que c’est la période de mon anniversaire, — on trouve toujours une bonne
raison dès qu’il s’agit de boire un coup : on a des soucis par-dessus la tête, votre dent de devant vient de tomber avec l’automne, vous n’arrivez pas à finir un bouquin commencé il y a des lunes
dans un coin de cahier, que sais-je ? mais réellement, j’ai beau chercher, je ne me trouve aucune bonne raison de boire, pas même une mauvaise, — j’en débusque si peu que cela pourrait finir tout
de même par en être une, finalement. « Servus ! » Robert Bresson, Une femme douce, 1969.