Il y a un petit mystère dans cette image, c’est la façon dont Jean-Luc tient son filet à provisions, — à mon avis il a dû passer les anses autour du poignet, si bien que la manche de la veste le recouvrant, on dirait que ce filet prolonge abstraitement son bras. C’est le propre de tout cinéaste d’avoir un filet à provisions où jeter pêle-mêle tous les motifs de ses films (il en ira aussi de même pour tout romancier sérieux) ; il lui faut encore une muse (au choix une actrice, une égérie, un flirt, — ou les trois à la fois) ; mais ce n’est pas tout, il lui faut à sa disposition permanente un assistant (qui mettra une veste à carreaux quand on aura enfilé un costume uni, ou l’inverse, car l’assistant doit être impérativement différent de soi). Ici, l’assistant est de dos, occupé à rassembler quelques effets sur le lit. On est dans une chambre d’hôtel, pendant un tournage, il faut se mettre bientôt en route pour le plateau, — on tourne n’importe où, où même dans une chambre de l’hôtel, un étage en dessous par exemple, ou bien sur le boulevard des Batignoles, qu’importe ; ou bien c’est avant le tournage, ou après, et c’est la folle période des repérages quand on est seul avec son désir de film (on ne repère rien en fait, on se contente de vivre, tout occupé qu’on est de l’amour pour Anna). Anna est au centre de la vie et de l’image, vieux pull informe et kilt (avec son épingle réglementaire), les bras tombent, le regard est toujours ironique, la frange déjà vintage. On dirait une sainte de la modernité, — c’était même avant la modernité. Non, ce n’est pas un départ définitif, on revient ce soir, l’autre costume attendra sur la chaise, et le tourne-disques, on le laisse là sur la petite table ? Anna Karina et Jean-Luc Godard (la vie, le cinéma et la vie).