13 mai 2010
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« Quand il portait un chapeau — dans la rue ou dans le métro – et qu’on ne remarquait pas les reflets vifs qui argentaient ses cheveux roussâtres coupés court, quand on voyait la fraîcheur de son
visage fin rasé de prés, et le port bien droit de sa haute silhouette maigre dans son long imperméable, on ne lui donnait guère plus de quarante ans. » Ivan Bounine, À Paris
(in Les allées sombres, L’Âge d’homme, collection Les classiques slaves, Lausanne, 1987).
11 mai 2010
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Auguste-Gabriel
surveille sa toupie qu’il regarde tourner sur la petite table de bois. La toupie commence à perdre de la vitesse, et elle va bientôt s’affaisser sur le côté. Auguste-Gabriel appréhende la chute
inévitable de son jouet, mais, en même temps, peut-être songe-t-il qu’après un de ses astucieux lancers la toupie ne tombera plus, et refusera de perdre de son élan ; elle tournera indéfiniment
sur la table, — et l’enfant ne saura plus alors quoi penser de ce phénomène singulier. Voilà ce qu’il attend désormais avec une sage impatience : que le monde ne soit plus celui que les savants
ont aimé décrire par le menu. Toute enfance est attente songeuse de ce prodige, — dans la folle appréhension de le comprendre trop. Jean-Siméon Chardin, L’enfant au toton, huile sur toile 76 cm x 67 cm (vers 1736), Musée du
Louvre, Paris.
9 mai 2010
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« Tout familier que nous est son nom, il s’en faut de beaucoup que le narrateur, dans son activité vivante, nous soit vraiment présent. Il est pour nous une réalité lointaine et qui s’éloigne de
plus en plus. Qualifier Leskov de narrateur, c’est moins le rapprocher de nous qu’augmenter au contraire sa distance. » Walter Benjamin, Le narrateur, traduit par
Maurice de Gandillac in Rastelli raconte, éditions du Seuil, 1987 (Walter Benjamin in der bibliothek, Paris).
7 mai 2010
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Zorah sur la terrasse d’Abdelkader Djemaï est publié au Seuil et sort ces jours-ci dans les librairies. Henri Matisse est allé deux fois à Tanger où il séjourna au début
du siècle dernier. Pas très loin, du côté d’Oran en Algérie, le grand-père d'Abdelkader ressemble comme deux gouttes d’eau au peintre. Ils partagent le même amour pour la lumière, le mystère des
nuits, et l’ombre secrète des femmes dans les rues du soir. (Henri Matisse, Zorah sur la terrasse, huile sur toile, 116 x 100 cm, 1912, coll. Puschkin Museum, Moscou).
6 mai 2010
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« Reiner imaginait alors une plaine, un espace infini qui ne fût ni limité par des montagnes, ni menacé par des
avalanches. Tout au long de cette vaste étendue se déroulaient de larges bandes bleues — des fleuves —, se dressaient çà et là d’épaisses forêts, des champs immenses ondoyaient, et une forte
odeur d’épis de chanvre et de fleurs stériles, un peu étouffante, imprégnait l’air. De loin en loin, dans cette vaste plaine on voyait de pauvres villages habités par des gens qui ignoraient
presque toutes les commodités de la vie ; plus rarement encore, de pauvres églises où le peuple portait son chagrin, sa joie. Ici, tout se faisait lentement, doucement, la tête baissée.
Lancinante et mélancolique, la cloche de l’église la plus proche sonnait derrière la colline, et plus lancinante, plus mélancolique encore, la chanson dont le sens était contenu moins dans ses
paroles que dans les “ah !” et les “oh !” qui les accompagnaient et qui vous fendaient l’âme se figeait dans l’air. Là-bas, il y avait la veilleuse argentée qui brillait faiblement au-dessus
d’une châsse en argent, sa mère, Robert Blum et son père qui préconisait de moins parler et de ressembler à soi-même… » Nikolaï Semionovitch Leskov, Vers nulle
part, traduit par Luba Jurgenson, L’Âge d’homme, 1998 ; portrait de l’auteur
par Walentin Serow, 1894).
5 mai 2010
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« Aujourd’hui, c’est l’anniversaire de Miss Kitty, il serait absolument nécessaire que j’aille lui acheter un gros pot de miel à l’épicerie, je suis sûr que cela lui
ferait rudement plaisir », se dit Winnie en se grattant modestement l’oreille. Mais on dirait qu’aujourd’hui il souffle grande tempête sur Angoulême ! Les feuilles se croient à l’automne et
tombent déjà des arbres, le ciel est tout gris, et Christopher Robin s’est même habillé comme s’il partait bientôt à la pêche à Terre neuve… « J’ai les pieds tout trempés, et les parapluies
volent dans la rue d’Arc », constate Winnie. Il se met en route cependant, et il s’encourage en chantonnant What A Difference A Day Makes
(en espagnol). « En plus, il faut que je lui trouve un gros pot de miel BIO ! sinon ça va pas le faire ! » se réprimande Winnie en grimpant aussitôt dans un
parapluie qui passait par là. Oh ! comme la vie est difficile quelquefois pour un petit ourson ! Dessin d’Ernest Howard Shepard, in Winnie l’ourson d’Alan Alexander Milne.
4 mai 2010
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« La promenade dans les petits coins du navire est toujours amusante ; c’est très propre et très brillant : tout luit, à l’intérieur ; le vernis blanc des cabines, les bois et les glaces des
salons, les branches métalliques des lampes. Des avis affichés font penser, rédigés en grec, en serbe, en allemand, en italien, à toute l’activité maritime de l’Adriatique. C’est l’Orient et
l’Occident mêlés. Et si l’on se sent en pays allemand au fond de ce steamer, on n’a qu’à remonter sur le pont pour retrouver, tout près, l’Italie. Des gondoles approchent, chargées de passagers
et de bagages : les faisceaux des becs électriques au quai des Esclavons, allongeant des reflets blancs sur la lagune pareille à du papier glacé noir, éclairent assez distinctement le Jardin
royal, le palais rose des Doges, la façade rouge du Danieli, et, en face, la Piazzetta. » Valery Larbaud (Venise-Trieste, in Journal, éditions
Gallimard, 2009).
1 mai 2010
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Un samedi ? étions-nous réellement un samedi ? — non, c’était un autre jour, un jour fade et tout ramolli, qui ne ressemblait à aucun des autres jours de la semaine, et Alberto se demandait ce
qui pouvait arriver un jour tel que celui-ci dans sa vie. « Vous voyez, en deux lignes, toute la question métaphysique se trouve dûment exposée », murmura-t-il à son reflet fuyant dans la vitrine
d’un magasin de nouveautés. Car ce jour qui n’en était pas un, Alberto allait de son pas férié par les rues commerçantes endormies. Où sommes-nous ? devrions-nous être tout de même quelque part ?
Au garage, derrière la traction Citroën et la Bugatti (il lui manquait une roue, nous sommes désolés), la moto attendait sous sa bâche. « Voilà qui est mieux », se dit un Alberto tout ragaillardi
à l’idée d’aller sur les routes de campagne, en chevauchant la Terrot, — les avant-bras vibrants comme lorsqu’il était une espèce de jeune révolutionnaire (c’était il y a bien
longtemps, en 1935 peut-être, du côté de Barbezieux-Saint-Hilaire, en Charente).
27 avril 2010
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« Je n’y cherche peut-être que ce qui m’y a précédé, ou que j’ai imaginé y trouver un jour : l’ombre d’un cerisier en fleurs sur une tasse à thé achetée à Yokohama par un commandant de navire aux
yeux clairs, le souvenir diffus de l’effervescence d’un marché aux oiseaux près d’un pont de Nankin, la brise d’un éventail sur la joue pâle d’une apprentie-geisha croisée une nuit dans la ruelle
Ponto-dori à Kyôto, le tintement cristallin de la clochette d’un moine invisible, enfoui dans un trou qu’il a creusé lui-même. Rien de bien consistant, comme on voit. Rien de bien actuel non
plus. De la matière dont sont faits les songes, tout au plus. » Christian Garcin, Partir in Carnet japonais, L’Escampette éditions, avril 2010).
27 avril 2010
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(…) Pina Bausch est enfin née pendant ces journées lumineuses du printemps 1978, tandis qu’elle s’achemine, obstinée et intransigeante, sur ses bientôt quarante ans. C’est une somnambule à la
figure livide échappée d’une esquisse douloureuse et tremblante d’un Alberto Giacometti, dans la nudité absolue de son avant-garde. Elle se perd dans la forêt désordonnée des chaises brutalisées
de son infernal Café Müller, que Rolf Borzik a minutieusement scénographié (…) Une reine en exil, un tombeau de Philippine Bausch, de Jean-Paul Chabrier
(extrait de la courte notice biographique, Actes Sud-Papiers, coll. Apprendre, mai 2010). Pina Bausch à Düsseldorf, le 22 octobre 2007, photographie de Volker Hartmann.